Ezra allume sa radio après une longue journée à l’usine. Iel est un.e des rares à en avoir gardé une. Ezra sait écouter, s'asseoir dans son siège, fermer les yeux, et écouter, tout simplement. Trouver une personne capable de ne solliciter qu’un seul sens à la fois se fait rare en 2054. Mais Ezra aime cela. Ezra aime toucher, sentir et voir également. Mais un toucher rythmé par le cycle du soleil et celui de la lune, pas d’un minuteur luiel rappelant de revenir à la réalité, de manger, de vivre. Ezra aime cuisiner, mélanger les épices, couper finement ses oignons, même si par conséquent ses yeux pleurent. Iel mange souvent seul.e, et ne cuisine pour personne d’autre mis à part son seul compagnon: Rango, un caméléon domestique.
Son appartement, un bordel équilibré, est une extension d'iel-même. Un regroupement de meubles, de plantes et souvenirs d’une valeur qui n’existe qu’à ses yeux. Le carrelage antique bleu canard de sa cuisine contraste avec les murs froids de la cage d’escaliers de son immeuble.
Dans le salon, une chanson pop, méconnue et de peu d'intérêt d’après luiel, joue à la radio, curieusement suivie de “Waiting around to die” de Townes Van Zandt.
Sometimes I don't know where
This dirty road is taking me
Sometimes I can't even see the reason why
…
Il ne luiel faut que quelques secondes pour savoir que cette chanson est la raison même de son attachement à la radio. …
I tried to kill the pain, bought some wine
And hopped a train
Seemed easier than just waitin' around to die
…
Ezra sort son carnet à la couverture de cuir patinée. Et gribouille le nom de cette nouvelle découverte. Rares sont les occasions de découvrir une voix si authentique.
Le lendemain, au lieu de s'asseoir le portable à la main pendant sa seule pause de la journée comme le reste de ses collègues, iel ira rendre visite au dernier magasin de musique de la ville, et achètera une compilation CD de Townes van Zandt.
Iel referme son carnet et le pose sur la table prévue à cet effet. Son geste provoque la chute de la boîte, révélant des liasses de lettres d’amour, conservées précieusement. "Argh… les joies d’écouter de la bonne chanson vintage !! Après une courte interruption publicitaire, vous aurez le plaisir d’écouter North Kardashian West, avec son tout nouveau single “SOUTH EAST”...
“... Après le four connecté, Agobous vous présente le frigo connecté ! Désormais, jouez à tous les jeux disponibles sur mobile grâce à sa porte écran tactile révolutionnaire. Intelligent, Agobous Frigidaire prend soin de vous ! Il détecte tous les ingrédients manquants pour vos recettes préférées et sa poignée aux technologies révolutionnaires analysera votre taux de vitamines dans le sang ! Rendez-vous sur Agobous.com pour commander le vôtre dès maintenant. “
Iel a aimé, et été aimé.e. Mais Lui est parti. Pour le mieux, peut-être. Laissant à Ezra le choix de le suivre. Mais Ezra est resté.e. Resté.e à couper ses oignons, ses tomates, écraser de l’ail frais avec son mortier de pierre, arroser ses cactus, et le basilic du balcon. Ezra ne veut pas laisser le passé derrière iel. Ne veut pas que le futur devienne présent. Cela l’isole, bien que iel aimerait partager. Mais au final, c’est ce que iel a choisi.
“Restez connectés à Radio Efem dans l’Ailleurs, dans l’avion, le TGV et où vous voulez ! En entrant le code : EFEMRADIO222 sur vos appareils…”
Ezra éteint sa radio. Écouter ces publicités, c’est une perte de temps. Ce n’est pas vraiment écouter, c’est absorber un système, se perdre dans des mots vidés de sens, dont le seul but est de vendre, de faire consommer, sous prétexte qu’il faut être “connecté.e” .
Une connexion à des fausses réalités, qui, en fin de compte, nous déconnecte de la nôtre, la vraie.
Pour beaucoup de monde, ce n'est pas un problème, si le prix à payer pour être un personnage à la tête carrée vêtu d’une armure, vivant dans une villa extraterrestre équivaut à abandonner un monde où les gens meurent de faim et de guerre, c’est un prix soldé.
Quelle naïveté de ne pas se connecter.
Quelle hypocrisie d’aimer cuisiner pendant que d’autres meurent de faim.
Qui est privilégié ?
Qui doit s’échapper ?
Faut-il vraiment fuir ?
Est-ce un crime d’être ?
Être personne, être quelqu’un.
Être seul.e.
Mais exister.
Par Gwendolyn AMEY
Elève de seconde 1, Lycée Victor Hélène Basch de Rennes
professeur référent : F. Manson
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