Un pays au cœur des enjeux politiques régionaux
Kattalin Gabriel-Oyhamuburu théorise un retour de la géopolitique des ressources, dans un contexte de raréfaction de ces dernières. De nouvelles rivalités géo-économiques se bâtissent autour de « nœuds géostratégiques qui regorgent de ressources énergétiques ou hy- driques ». La géopolitique ne serait plus « zonale », c’est-à-dire que l’enjeu ne serait plus la main- mise sur un territoire, mais « objectale » : le nouveau vecteur de puissance serait le contrôle des ressources. Cette opposition peut sembler paradoxale, tant la souveraineté sur un territoire peut sembler nécessaire pour en contrôler les ressources. La géopolitique nilotique illustre ce paradoxe. Tandis que l’Égypte a longtemps exercé une hégémonie historique profondément ancrée sur les eaux du Nil, son territoire n’abrite aucune source de ce fleuve. Le principal affluent du fleuve, le Nil Bleu, prend sa source dans le lac Tana en Éthiopie, fournissant 90 % des eaux du cours d’eau mythique. L’Égypte s’est toutefois développée et enrichie grâce à l’exploitation de l’eau du Nil. En plus de participer à la construction d’une identité nationale bien ancrée, elle a en effet permis à l’Égypte de rendre ses terres cultivables dans une zone très aride, mais aussi de produire de l’électricité hy- draulique grâce à des barrages, en faisant une nation prospère. De son côté, jusqu’à 2010, l’Éthiopie n’exploite pas du tout les ressources du Nil, alors même que ses besoins ne cessent de grandir. Cette dernière a dépassé les 100 millions d’habitants en 2015, étant actuellement le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique devant l’Égypte, et plus de la moitié de sa population n’a pas accès à l’électricité.
Ce n’est qu’à la fin du vingtième siècle que l’Éthiopie a commencé à prendre conscience de sa légitimité et de sa potentielle capacité à exploiter les eaux de Nil. Elle a alors été à l’origine de l’émergence d’un conflit, l’opposant à l’Égypte, et dans un premier temps et au Soudan, les deux autres pays africains traversés par le Nil Bleu, et s’en étant approprié la ressource hydrique. Nous assistons en effet un déplacement de la géopolitique du Nil, d’aval en amont, impulsé par une puissance éthiopienne qui s’affirme et se développe, ralliant à sa cause les autres États du bassin du Nil, ayant aussi été expropriés sans consultation.
L’hégémonie égyptienne historique sur les eaux du Nil (1) est en effet mise à mal depuis une vingtaine d’années par les objectifs économiques et politiques éthiopiens. Cela a donné lieu à l’émergence d’une guerre de l’eau, qui se matérialise dans les relations économiques et surtout diplomatiques entre l’Égypte et l’Éthiopie depuis une vingtaine d’années (2). Si l’Égypte reste une puissance majeure en Afrique nilotique, supérieure économiquement et militairement à son rival, les rapports de force entre les deux protagonistes se renversent (3). Le lancement de la construction du barrage de la Rennaissance sur le lit du Nil Bleu en Éthiopie a marqué un tournant majeur dans le conflit, tournant qui aura des conséquences durables la géopolitique du Nil.
Une légitimité naturelle à exploiter les eaux du Nil : le « principe de pre- mière appropriation »
L’Égypte est le pays le plus puissant du bassin, et exerce un contrôle technique, politique, légal, et symbolique sur le fleuve, et en particulier sur ses eaux. Tous les facteurs sont regroupés pour employer le concept d’hégémonie (Cascão 2008). Ce concept se distingue de celui de domination, qui impliquerait l’usage de la coercition pour maintenir la mainmise sur la ressource hydrique du fleuve. En effet, l’Égypte dispose d’une forme de légitimité historique à exploiter et à s’approprier les eaux du Nil. Cette dernière est également renforcée par l’absence de véritables alternatives parmi les autres pays du bassin, qui, s’ils peuvent contester diplomatiquement cet état de fait, ne sont pendant longtemps pas en mesure de s’y opposer économiquement. Cette hégémonie induit, jusqu’à la fin du vingtième siècle une forme de consentement apparent des autres riverains du bassin. Cette hégémonie est ancrée dans l’opinion commune, et s’entretient avec les croyances dominantes en le droit millénaire que l’Égypte a acquis sur le Nil : l’identité égyptienne est indissociable de celle du Nil, qui a façonné sa nation et sa puissance. Dès 1840, sous Mohammed Ali, les premières canalisations sont construites. En 1902, le barrage d’Assouan, premier sur le Nil, est inauguré par les britanniques. Puis, l’inauguration du Haut barrage d’Assouan de 1970 vient sceller une revanche sur l’impérialisme occidental, marquant aussi l’apogée de l’hégémonie égyptienne sur le Nil. La capacité de la puissance égyptienne à entretenir cette position par le biais de publications scientifiques stipulant que la construction d’un barrage en amont aurait des conséquences désastreuses, ou de discours, est aussi bien supérieure à celle de ses riverains. Cela conforte l’opinion publique dans ses croyances de la légitimité égyptienne à s’approprier les ressources du géant bleu. D’autre part, ce contrôle est entretenu par les dirigeants égyptiens, via l’arme diplomatique. En 1959, l’accord sur les eaux du Nil, octroyant 75,7 % du débit annuel à l’Égypte et le reste au Soudan, instaure un statu quo aliénant pour les États en amont, ignorés des négociations (Blanc 2014).
Contrer l’hégémonie égyptienne : une alternative
Depuis 1959, l’Égypte a adopté plusieurs approches visant à empêcher les états riverains du Nil à en exploiter l’eau. Le statu quo fixé par les accords sur l’eau du Nil, a été rendu possible par la supériorité économique et militaire égyptienne, et légitimé par le rayonnement culturel égyptien. Les accords sur l’eau du Nil ayant été signés dans un contexte de décolonisation et d’émancipation des pays africains, une telle aliénation a suscité des oppositions. Ana Elisa Cascão distingue trois étapes dans une stratégie contre-hégémonique : la remise en cause du statu quo, la contestation de la légitimité hégémonique et la construction de formes de résistance (Cascão 2008). L’Éthiopie a été le principal acteur contre-hégémonique. Si la puissance éthiopienne n’a pas l’ampleur de celle de l’Égypte et que son champ d’action est limité jusqu’à la fin du vingtième siècle, elle a amorcé des mécanismes diplomatiques et politiques qui visant à déstabiliser cette hégémonie. La diplomatie a été le premier axe de sa stratégie, utilisée pour remettre en question le statu quo.
Dès la fin des années 1980, l’Éthiopie a dénoncé la position hégémonique égyptienne, et ce notamment en 1977 lors de la Conférence des Nations Unies sur l’Eau, puis en 1980, lors du sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine. Elle a alors utilisé le Nil comme un instrument diplomatique, visant à attirer le soutien des superpuissances, notamment pour recevoir un soutien militaire, puis, à terme, un appui économique. Ce dernier lui permettrait de construire une “alternative” à l’exploitation des eaux Nil par l’Égypte, en construisant des infrastructures comme des barrages ou des canaux d’irrigation, mettant fin à l’usage exclusif des eaux du Nil par les puissances d’aval. Créer une telle alternative serait ainsi la première forme de résistance concrète à la domination égyptienne sur les eaux du Nil, troisième étape de la stratégie contre-hégéminique envisagée par Ana Elisa Cascão.
Les années 1980 ont donc marqué le début de la remise en question de l’appropriation égyp- tienne des eaux du Nil par l’Éthiopie. Cette remise en cause s’est rapidement traduite en un conflit durable, de nature diplomatique et économique, que l’on peut envisager comme les prémisses d’une guerre de l’eau.
Léo Ploquin
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