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L'Echange



Texte proposé dans le cadre du concours de nouvelles du festival littéraire l'Ouest Hurlant


“Allez ! Grouille-toi, on n’a pas le temps là, me lance Malik du bout du couloir. L’Échange démarre dans dans un quart d’heure et il y a bien dix minutes de marche !


— J’arrive.


L’Échange. Évènement consistant à exclure un centième de la ville haute, le centième le plus déficient, contre un centième de la ville basse, le plus sain et intelligent. Cela permet de donner une impression d’égalité au prolétariat, et surtout ça évite tout problème de consanguinité dans l’Élite.


— Eliott ! On va être en retard, merde.

— C’est bon, 2 minutes, je fais mes lacets, lance-je exaspéré.”

On court dans les couloirs, le long des murs végétalisés. Au loin, un murmure se fait entendre, pour l’instant à peine perceptible. Bientôt, ce sera un brouhaha assourdissant : celui de la foule. On arrive enfin au niveau de la place principale, essoufflés, où se déroule l’Échange. Je me tiens les côtes pour retrouver mon souffle tandis que Malik inspire par petites goulées. Au centre de la place, se trouvent deux files : les Entrants et les Sortants. Le système remplace ses membres gangrenés par des nouveaux, plus frais.


On rejoint la famille de Malik, occupée à distribuer des prospectus indiquant leurs logements aux nouveaux venus.


“Vous voilà enfin, nous crie sa mère en gesticulant. On finissait par penser que vous ne viendriez pas.


— Bien sûr que si, répond Malik. Un évènement comme ça, ça ne se rate pas. Seulement, si Monsieur s’était dépêché... me nargue-t-il.

— Oh, ça va hein ! On est arrivés à l’heure, d’ailleurs.

— Pas tout à fait. Regarde ! La connexion va être coupée.”


La connexion. Aussi appelée le lien. Apothéose de l’Échange : les Sortants se voient déconnectés du Cerveau Commun, cette Entité (certains disaient qu’il s’agissait d’un ordinateur super- puissant. Mais ce n’est pas vrai. C’est infiniment plus.) qui lie tous les cerveaux de l’élite ensemble, afin de gérer des tâches collectives, ou simplement communiquer. Apparemment se connecter au Cerveau Commun, c’est comme se découvrir un sixième sens. A contrario, se faire déconnecter serait comme perdre un membre, voire pire.


Dans quelques minutes, s’élèveront des centaines de lamentations. Cela peut paraître horrible, mais c’est en fait le clou du spectacle, la raison du fait qu’autant de personnes soient venues le voir. Une sorte de catharsis, comme les jeux du Colisée durant la Rome Antique.


Le long de la file des Sortants, une fille se tient légèrement décalée vers la gauche. Taille moyenne, plutôt banale si ce n’est les yeux : verts, et résignés comme les condamnés à mort qui savent que c’est terminé, qu’il n’y a plus rien à faire.


“Toi aussi, tu la regardes ? Elle me donne des frissons, me lâche Malik.

La fille lève la tête. Nos regards se croisent. Elle doit avoir dans la vingtaine. Je détourne les yeux :


— À moi aussi. J’en ai la chaire de poule.”

Et puis survient la déconnexion...

Après le travail, comme d’habitude, je me suis dirigé vers l’Esplanade. Une gigantesque terrasse perchée au-dessus de la ville permettant de marcher et offrant une vue imprenable. Les jours de beaux temps, on peut même apercevoir les confins de la cité. Bref, l’endroit idéal pour se vider la tête (en muselant la connexion, évidemment).


Je marchais donc le long des pelouses et des sentiers gravillonnés quand je l’ai vue. Ne savant pas trop comment réagir, je me suis arrêté pour l’observer : la même fille que celle de l’Échange, il y a trois semaines, avec un carré à la place de ses longs cheveux noirs peut-être. Ce qui n’est pas possible puisque les prolétaires ne sont pas autorisés à circuler dans cette partie de la ville. Apparemment, elle m’a aussi reconnu puisqu’au bout d’un certain temps, elle me rejoint.


“Étrange qu’il y ait si peu de monde par une si belle journée, n’est-ce pas ?

— Oui.


Un moment passe. Le temps pour un roitelet de chanter.

— C’était... c’est toi la fille de l’autre jour ? Celle de l’Échange, je veux dire, dis-je sans vraiment savoir pourquoi.


Elle me dévisage. Mes doutes se dissipent quand j’aperçois son regard : on y lit la même résignation, cette fois-ci accompagnée d’un peu de tristesse, habilement dissimulée.

— Oui, répond-elle au bout d’un moment, l’Esplanade me manquait alors je me suis glissée par une ancienne sortie de secours. Sans la connexion, je suis intraçable.


Le silence s’installe entre nous. Mais pas un de ces blancs qui s’installent quand aucun des interlocuteurs ne savent quoi dire et qui vous mettent mal à l’aise. Plutôt un mélange de compréhension et de respect. Elle brise le silence la première.


— Tu comptes me balancer ?

— Non, réponds-je toujours sans savoir pourquoi.


Je sais qu’elle reviendra.

Elle sait que je reviendrai.

Alors on regarde le soleil se coucher.

“Tu aimerais descendre ? Dans la ville basse.


Elle sort ça soudainement, sans contexte.

— Tu pourrais voir où j’habite.

— Mais... J’ai pas le droit !

— Et alors ?, rétorque-t-elle, je le faisais déjà quand j’étais à ta place.

— Et le Cerveau Commun ? S’il ne réussit pas à me géolocaliser ?

— Mets-le en veille. Ça désactive la puce. T’inquiètes pas je l’ai déjà fait, je te dis.”

C’est vrai qu’on s’est rapprochés, qu’on se voit maintenant presque tous les jours, à chaque fois sur l’Esplanade. Mais de là à violer les règles...


J’entends déjà les engueulades à la maison, les restrictions de libertés... D’un autre côté, j’entends aussi Malik avec son sempiternel “On n’a qu’une vie”.


“On passerait par où ? T’imagines les risques que je prends si on se fait cramer ? — Et toi t’imagines les risques que je prends pour venir ici ?, dit-elle en haussant le ton. On passerait par les sorties de secours désaffectées. Comme les autres d’ailleurs, ne va pas croire que tout le monde se tient autant à carreau que tu l’imagines.”

Malgré mes réticences, elle finit par me convaincre. Nous descendons un escalier métallique. Moi qui m’attendait à voir des vigiles à chaque croisement, personne. Elle fredonne :

— La parole comme vaccin contre la mort. / La parole comme rempart contre l’ennui. / Parler, parler. Parler encore. / Parler pour affronter la nuit.

— Tu chantes quoi ? — Oh, rien. C’est une chanson que j’adorais, adolescente.”


Après d’innombrables marches, on débouche sur une porte en acier. Sans hésitation, elle l’ouvre. Alors, nous nous trouvons face à une zone terne. À droite, on aperçoit une grande bâtisse d’où sort une file d’adultes, la plupart voûtés et les traits tirés. L’un d’eux, des valises à la place des cernes et une barbe de trois jours, nous dévisage. Il détourne rapidement les yeux.


“Je m’attendais à quelque chose de plus... coloré, vivant, m’exclame-je légèrement surpris. — Ne t’inquiète pas, c’est la zone industrielle. Tout y est lessivé par le brassage des milliers d’âmes qui viennent y travailler chaque jour.

— Je vois. Donc on va où ?

— Suis-moi, je t’emmène vers les bars. C’est tout de suite plus vivant, comme tu dis.

Elle sourit d’un air amusé et presse le pas. Je la suis à travers un dédale de rues, boulevards et venelles qu’elle semble connaître comme sa poche. La connexion me titille de moins en moins, au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la ville haute. L’adrénaline de l’inconnu et de l’interdit grise mes sens et les exacerbent, comme une légère ivresse. On arrive dans une longue rue, si longue que je n’en vois pas le bout. De tous côtés, de la musique s’échappe des bars. On croise les mines réjouies des passants, qui oublient le temps. On rit. Beaucoup. On fait la fête, on danse. On boit. Peu à peu, je me laisse envoûter par l’effervescence générale. Au bout d’un moment, elle me fait signe de la suivre. “Viens. Je vais te montrer où j’habite.

Je la suis. On arrive à un duplex. L’intérieur est sobre, mais l’ambiance est agréable. Par la fenêtre, on aperçoit un croissant de lune orangé se lever. Elle me rejoint. Elle retire son tee-shirt.

— Azénor…

On s’embrasse. On retourne tranquillement à la ville haute. La lune est maintenant levée et la ville est silencieuse. Seuls quelques rats couinent.

“Je vais me faire engueuler, dis-je d’un air absent. Pas grave, ça en valait le coup.

— C’est vrai ? Ça t’a plu ?

— Oui, carrément. Peut-être trop même.

— Comment ça ?

— Difficile de vivre normalement quand on sait ce qui se trouve à quelques minutes de marche. Merci en tout cas.

— Mais de rien. Et puis rien ne t’empêche de revenir, tu sais. Je souris. On arrive à la porte. — Tu sauras te retrouver ?

— Oui, je pense.”


On s’embrasse. Je referme la porte. La connexion revient dans mon esprit lorsque je monte les premières marches, avec la puissance d’un éclair. Je titube. Tout se met à tourner autour de moi. Les ondes émanant du lien niché dans le creux de mon cerveau vers le Cerveau Commun sont si agressives qu’elles me donnent envie de dormir.


Ma vision s’obscurcit, je tombe sur le sol. Avant de tomber dans les pommes, j’entends une voix masculine :

“Bravo Azé. Tu fais vraiment du bon boulot avec les déficients.

— Je sais. Dommage, je l’aimais bien celui-là. Il était différent. Il rigole.

— T’es trop sentimentale. Et franchement, ça fait des semaines que j’étudie son cas, je ne vois pas ce que tu lui trouves.” Tout devient noir.


Je me réveille ébloui par des lumières intenses. Autour, pas un bruit. Les restes du choc de ma tête contre le sol résonnent jusque dans mes dents. J’ai un goût métallique et visqueux dans la bouche : apparemment, ma gencive inférieure saigne. Mais ce n’est pas le pire. À l’intérieur de mon esprit, le lien s’agite violemment, semblant tout déchirer. Ce n’est pas une déconnexion, on dirait un dysfonctionnement. La douleur parcourt mon corps par vagues, déclenchant des spasmes. Des larmes couleraient de mes yeux, je ne m’en rendrais pas compte. Petit-à-petit, mes sens semblent disparaître. Ne reste que la douleur.


Je ne sais pas combien de temps, je suis resté ainsi. Deux heures, peut-être trois. Autrement dit, une éternité. Au bout d’un moment, un homme entre dans la pièce. Aussitôt, la douleur cesse. Le temps que je récupère mes sensations, les souvenirs remontent à la surface, tels des bulles trop longtemps restées au fond d’une boisson gazeuse. Azénor, la ville basse, l’homme, encore Azénor... Pendant ce temps, l’homme prend une chaise, s’y assied et s’allume une cigarette. Il me regarde. Je le regarde. Nous nous regardons. Il est de taille moyenne, blond aux yeux verts. Une longue cicatrice marque sa joue gauche. Son visage et son regard semblent appesantis par le poids des années.


Il dit :

“Une merveille le cerveau en essaim, n’est-ce pas ? Ça ouvre plein de possibilités. Comme trouver les déficients comme toi. Ceux qui ne sauront pas simplement rester à leur place.

— Hein ? De quoi est-ce qu’il me cause ? L’odeur du tabac et la fumée m’irritent le nez et me brûlent les yeux.

— Prenons un exemple. Une fourmilière est composée de milliers de fourmis. Chacune joue un rôle clef dans le maintien de la fourmilière. Arrive alors une fourmi déficiente, une fourmi qui ne veut pas faire ce qu’on attend d’elle. Elle pourrait faire s’effondrer la fourmilière. Alors elle est éliminée. C’est aussi simple que cela. Je crois que je commence à comprendre.

— Mais c’est affreux !

— Qu’est-ce qui est affreux ? De permettre aux gens de vivre heureux ? Malgré le fait qu’ils ne sachent pas tout ? Non, bonhomme. Regarde ta famille, tes amis. Demain, ils t’auront oublié. Ils vivront leurs vies. Et en seront heureux. Alors de quel droit oses-tu remettre leurs bonheurs en question ? Tu n’en as pas le droit. Et c’est pour cela que je suis là. Pour éliminer les cellules infectées, comme les globules blancs dans ton sang. Tu comprends ? Oh que oui. Ce taré veut me tuer pour une faute que je n’ai pas commise.

— Mais..., articule-je, je sais que je ne devais pas aller dans la ville basse, mais sommes-nous obligés d’en arriver là ?


Il me regarde. On croirait presque y voir de la pitié.

— Oui. Mais tu n’as pas l’air de comprendre. C’est sûrement pour ça que tu es là. Désolé mon gars. Chacun son job. Mon sang se fige. Il ne va quand même pas... Je ne respire plus, mon cœur s’est arrêté. L’atmosphère, palpable, semble figée. Il sort une télécommande avec deux boutons. Le lien se rappelle à mon cerveau. Trop de pensées et d’émotions me viennent en même temps, si bien qu’il m’est impossible de réfléchir. Mes oreilles bourdonnent.

— Je peux changer…

— Non. Bonne nuit, bonhomme. Et, quand tu seras là-haut, dis à ma femme que je l’aime et que je pense à elle, tu veux. Il appuie sur le bouton.

Et tout s’éteint.



Par Pierre MAUDIEU

Elève de 2de 3, lycée Henri Avril de Lamballe





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