Chercher des alliés : la coopération comme une stratégie contre-hégémonique ?
Au tournant du vingtième siècle, l’asymétrie de rapports de force entre les deux grandes puissances du bassin Nilotique, empêchant l’Éthiopie de s’opposer frontalement à son rival, la pousse à adopter des stratégies contre-hégémoniques "douces". La première est la recherche d’alliés. Pour ce faire, l’Éthiopie se tourne vers ses voisins riverains du Nil Blanc. Quand l’Égypte s’appuie sur le « principe de première appropriation », l’Éthiopie se repose sur sa légitimité à se développer, processus qui requiert l’exploitation des eaux du bassin du Nil. Si les intérêts des deux puissances semblent inconciliables, les stratégies diplomatiques pro-actives des deux États les mènent à signer des accords communs, voire bilatéraux. L’Initiative du Bassin du Nil (NBI), signée en 1999, premier partenariat rassemblant tous les États riverains du Nil, vise officiellement « à développer le fleuve de manière coopérative, partager des avantages socioéconomiques substantiels et promouvoir la paix et la sécurité régionales ».
Si cet accord fait partie intégrante de la stratégie contre-hégémonique éthiopienne, certains y voient une « opportunité pour les forces dominantes d’adoucir leur domination de fait » (Cascão 2008). En effet, l’Égypte continuerait dans le cadre du partenariat d’exercer sa position dominante dans le bassin, ses intérêts ne seraient pas menacés par les projets portés par l’initiative. D’autre part, l’Éthiopie ferait aussi prévaloir ses intérêts au sein de la coopérative, faisant de cette dernière un espace de conflit institutionnalisé, ne changeant pas la situation de fait. L’échec de cette première tentative de coopération visant pour l’Égypte à stabiliser les velléités "développementistes" éthiopiennes allant contre ses intérêts, n’a ainsi pas modifié l’état de fait dans le bassin. Elle s’est même révélée être inefficace pour l’Éthiopie, et sans conséquences néfastes pour l’Égypte.
L’Éthiopie contre l’Égypte : l’instauration d’une guerre diplomatique
La coopération entre les deux protagonistes du conflit n’ayant pas débouché sur une abolition du statu quo, l’Éthiopie s’est tournée vers les autres pays du bassin. Après les tactiques du "silence agressif" (le refus de prendre part aux processus coopératifs, comme par exemple ceux d’Hydrolet et d’Undugu) et de coopération avec son grand rival, l’Éthiopie a décidé de se tourner vers d’autres acteurs. Il ne s’agit alors plus pour l’Éthiopie de s’allier avec, mais contre l’Égypte, mais aussi de trouver des appuis parmi les grandes puissances mondiales. C’est en URSS que l’Éthiopie a trouvé son premier soutien majeur, d’abord militaire (approvisionnement), dans le contexte du rapproche- ment entre les États-Unis et l’Égypte des années 1980. Plus tard, dans les années 2010, l’Éthiopie ratifie le CFA (Cooperative Framework Agreement), rassemblant le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda, la Tanzanie et le Burundi, et visant à s’approprier une part des eaux du Nil, dans une rhétorique de « souveraineté territoriale absolue » (Blanc 2014). Cette démarche a été vivement contestée par l’Égypte, quoiqu’affaiblie par les révoltes du Printemps arabe, donc inapte à réagir en conséquence.
Au même moment, la construction du Grand Barrage de la Renaissance sur la partie éthiopienne du Nil Bleu, constitue une réelle menace pour les deux États. Le bouleversement géopolitique majeur dans le bassin et en voie de basculement : on peut parler d’une crise diplomatique. La stratégie diplomatique de l’Éthiopie se rapprochant de ses voisins du sud-est, isolant l’Égypte, initie un glissement de la géopolitique du Nil en amont, et confirme par ce biais un renversement des rapports de force dans le conflit d’appropriation des eaux du Nil, rendant obsolescente la notion d’hégémonie égyptienne. S’ajoute à cette bascule deux rapprochements : entre Éthiopie et Soudan-du-Sud, an- ciennement rattaché au Soudan, puis entre Éthiopie et Soudan, allié historique de l’Égypte. Les deux États sont en effet intéressés par l’approvisionnement en électricité que lui garantirait la construction du barrage, approvisionnement qui n’intéresse pas qu’eux. Ces rapprochements peuvent aussi être envisagés comme des stratégies diplomatiques des États d’aval potentiellement menacés par le barrage, qui ont, comme leur voisin égyptien, tout intérêt à coopérer.
Le conflit égypto-éthiopien entre donc, depuis les années 2010, dans une autre dimension, opposant deux puissances qui peuvent rivaliser. Si l’Égypte reste supérieure sur les plans économique et militaire, l’aura diplomatique éthiopien, se positionnant comme un pays du tiers-monde ayant le droit au développement et pouvant contribuer au développement de ses voisins, constitue un contrepoids majeur. L’année 2010 marque ainsi une rupture progressive dans le conflit, devenant une crise diplomatique majeure et durable.
Léo PLOQUIN
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