Le conflit entre l’Égypte et l’Éthiopie a connu une escalade marquée au cours des dernières années avec la construction du Grand Barrage de la Renaissance. Depuis les premières annonces de construction du barrage jusqu’aux phases de remplissage unilatérales décrétées par l’Éthiopie, les tensions n’ont cessé de croître, menaçant la stabilité et la sécurité régionales.
Le Barrage de la Renaissance comme une menace existentielle pour l’Égypte : coopérer ou mourir ?
Le lancement de la construction du Barrage de la Renaissance, dans un contexte d’isole- ment géopolitique de l’Égypte dans le bassin du Nil vient sceller sa position de faiblesse relative. L’Égypte semble dans ce contexte vouloir engager un dialogue, voire une coopération avec l’Éthiopie. La porteuse du projet est cependant réticente et ne semble pas réceptive aux avances diplomatiques égyptiennes, rejetant les proposition d’accord. L’Égypte, dépendante du Nil pour son approvisionne- ment en eau, a en effet vu dans la construction du barrage une menace existentielle. Les déclarations belliqueuses de l’ancien président Morsi, qualifiant le barrage de « déclaration de guerre », illustrent l’importance vitale de cette question pour l’Égypte. Les mots du Premier Ministre Sameh Showery, dans sa lettre au Conseil de sécurité de l’ONU, illustrent également cette situation : les sécurités sanitaire et alimentaire de l’Égypte demeureraient menacées par la construction de ce barrage.
De son côté, l’Éthiopie considère le barrage comme un projet essentiel pour son développement économique, soulignant son droit souverain à utiliser les ressources de son territoire, usant de la rhétorique de « souveraineté territoriale absolue ». Malgré les efforts de négociations, notamment avec la médiation des États-Unis et de la Banque mondiale en 2017, aucun accord arrangeant les deux parties prenantes n’a été trouvé. Les différentes phases de remplissage unilatérales décrétées par l’Éthiopie ont exacerbé les tensions, mettant en péril les intérêts économiques et sécuritaires de l’Égypte et du Soudan, en diminuant notamment grandement le débit du Nil en aval pendant quelques jours. Les tentatives de coopération égyptiennes demeurent ainsi vaines, bien que cette alternative semble la seule envisageable pour Le Caire. Les croissances démographique et économique éthiopiennes sans précédent, laissent penser qu’un conflit armé coûterait aux deux nations bien plus qu’il n’apporterait. Aussi, le pouvoir qu’a l’Éthiopie de diminuer drastiquement le débit du Nil en aval représente dorénavant un moyen de pression supplémentaire sur l’Égypte.
Perspectives du conflit
Si l’heure est au conflit, et à la prise en main de l’exploitation de l’eau du Nil par les pays en amont, d’autres variables pourraient entrer en jeu dans l’évolution du conflit, laissant « la porte ouverte à la conflictualité . . . ou à la coopération » (Blanc 2014).
La variable climatique
Le climat des régions où le Nil prend sa source ouvre la porte à plusieurs évolutions potentielles dans le conflit. Ce climat est très instable, présentant de fortes variations annuelles de précipitations. La variable climatique est donc très difficile à prévoir ; il en est donc de même pour le devenir du conflit. Une hausse moyenne des précipitations à venir pourrait inciter l’Égypte à encourager les pays en amont à construire des barrages pour réguler le débit du Nil et éviter les inondations. À l’inverse, une aridification des régions en amont pourrait les pousser à retenir une plus grande part du débit annuel, influençant grandement le débit en aval. Il est à noter que la régulation du débit induite par la construction de barrages en Afrique équatoriale pourrait aussi diminuer les pertes dues à l’évaporation très forte dans les lacs soudanais ou égyptiens, économisant ainsi l’or bleu.
Les régimes politiques
Une possible évolution du conflit pourrait résulter des mutations politiques observées dans la région du Nil. Selon la théorie de la « paix démocratique », le passage à des régimes démocratiques pourrait favoriser la coopération. Cependant, l’expérience historique montre que sous des régimes autoritaires, la coopération a souvent été privilégiée dans les affaires hydrauliques. Si l’Égypte ne semble pas en proie à la démocratisation, le pays semble néanmoins disposé à engager un dialogue voire à coopérer avec l’Éthiopie, bien que celle-ci soit plus fermée.
Les perspectives démographiques
Comme le montre la table 1, la population éthiopienne en 2010 aura plus que doublé d’ici 2050, accroissant considérablement les besoins en eau pour l’agriculture et l’énergie. Cela fait éga- lement de l’Éthiopie une puissance démographique bien supérieure à l’Égypte. Ces prévisions, assez fiables, laissent présager un besoin croissant d’appropriation éthiopienne des ressources du Nil, et donc un maintien de la virulence des relations entre l’Égypte et l’Éthiopie, dans un contexte de raréfaction potentielle des ressources en eau due au changement climatique.
Année | Égypte | Éthiopie |
1950 | 21 514 | 18 128 |
1975 | 40 359 | 32 570 |
2000 | 66 137 | 66 024 |
2010 | 78 076 | 87 095 |
2020 | 91 062 | 111 521 |
2030 | 102 553 | 137 670 |
2040 | 113 001 | 163 553 |
2050 | 121 798 | 187 573 |
Table 1 – Evolution des populations égyptienne et éthiopienne (en milliers) de 1950 à 2050,
Source : ONU
Perspectives
Ainsi donc, la géopolitique du Nil, semble, dépassant l’opposition théorisée par Kattalin Gabriel-Oyhamuburu, rester « zonale », tout en étant « objectale ». L’Éthiopie, abritant la source du Nil Bleu, affluent principal du plus long fleuve du monde, reprend possession de ce qui, selon le « principe de souveraineté territoriale absolue », lui appartient. Elle prend le contrôle d’une res- source en s’appropriant son territoire. Malgré les tentatives d’initiation d’une coopération entre les deux protagonistes du bassin nilotique, en vue d’un côté de "calmer" les velléités « développemen- tistes » éthiopiennes, et de l’autre de contrer l’hégémonie égyptienne, c’est bien l’unilatéralisme, ou plutôt l’opposition qui a pris le dessus. Le tournant unilatéraliste éthiopien, a en effet dirigé la région au bord de la crise diplomatique tout en actant un bouleversement inéluctable des rapports de force dans la région. Si l’heure est au remplissage du barrage, suscitant la colère des voisins éthiopiens d’aval, les perspectives de ce conflit sont multiples, dépendant de variables sur lesquelles la diplomatie a une influence au mieux très indirecte.
La tension entre l’Égypte et l’Éthiopie autour des eaux du Nil reflète un enjeu géopolitique crucial lié à la gestion des ressources en eau dans le monde. Cette situation n’est pas unique, car de nombreux autres conflits similaires éclatent à travers le globe, mettant en lumière les défis croissants liés à l’eau. En Asie centrale, une région déjà marquée par l’instabilité politique et les tensions ethniques, la Mer d’Aral est même menacée de disparition, menace accentuée par l’exploitation croissante de l’eau de l’Amou-Daria par les Talibans, sans concertation avec leurs voisins du nord-est. La lutte pour l’eau dans cette région stratégique du monde démontre une fois de plus comment les ressources hydriques peuvent devenir une source de conflit et de préoccupation à l’échelle mondiale, soulignant ainsi l’importance cruciale de la coopération internationale dans la gestion durable de ces ressources vitales.
Léo PLOQUIN
Références
Blanc, Pierre (sept. 2014). “De l’Egypte à l’Ethiopie, quand la puissance se déplace en Afrique nilotique”. In : Confluences Méditerranée N° 90 (3), p. 123-139. issn : 1148-2664. doi : 10.3917/ come.090.0123.
Cascão, Ana Elisa (nov. 2008). “Ethiopia–Challenges to Egyptian hegemony in the Nile Basin”.
In : Water Policy 10 (S2), p. 13-28. doi : 10.2166/wp.2008.206.
Matthews, Ron et Vlado Vivoda (2023). “‘Water Wars’ : strategic implications of the grand Ethiopian Renaissance Dam”. In : Conflict, Security and Development 23 (4), p. 333-366. issn : 14781174. doi : 10.1080/14678802.2023.2257137.
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