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La boîte de Pandor



Texte proposé dans le cadre du concours de nouvelles du festival littéraire l'Ouest Hurlant


En voulant rassembler les affaires de ma mère après son décès, j’ai trouvé une boîte à mon nom. Ma mère me manque terriblement. Elle qui me faisait me sentir en sécurité, qui m’apprenait à me défendre. Sans elle, je n'aurais pas mon instinct de survie et mes réflexes actuels.


La boîte est carrée, d'environ 8 cm de côté, en métal, avec un crochet. Elle a l’air vieille, mais jamais utilisée. Lorsque je réussis à l’ouvrir, une plus petite boîte apparaît, ornée d’un bouton.


En appuyant sur le bouton, je ressens comme une piqûre au bout du doigt. Je retire vivement ma main, regarde la boîte sans que rien de nouveau n’aparaisse. Je retente de l’ouvrir en appuyant avec une fourchette, et vois une aiguille sortir, si fine qu’elle en est presque invisible. Mais la boîte n'a pas l'air de s'ouvrir pour autant. Fatiguée par ce mystère douloureux, je décide d’aller me coucher. Je rangerai le reste plus tard.


Au moment où je ferme les yeux, bien enfouie sous ma couette, je me retrouve sur une place vide, entourée de magasins fermés ou délabrés. Une lumière bleue se dégage du centre de la place. Effrayée, je reste d'abord prudemment immobile, le temps d'analyser la situation. Tout a l'air calme. Je finis par m’approcher, et vois une sorte d’hologramme. Plus j’avance, plus je distingue les détails, et je reconnais la silhouette puis les traits de ma mère.


— Chérie !

— Maman ! Tu… Comment ?

— La technologie, chérie, tu t’enregistres et tu vis à jamais… Donc tu as trouvé la boîte ! Bravo ! Je suis fière de toi, m'interrompt-elle alors que je tente de l'interroger. Et…

— Ah… dis-je, en fronçant les sourcils.


Je suis soudain frappée par la vérité : ma mère est un programme. C'est certes son apparence physique, mais elle est sous forme d’enregistrement... Ma mère n'est plus. Mais elle m'a laissé un message ; je dois le comprendre.


Elle me ramène à sa voix avec un avertissement.

« Je n'ai qu'une prise et un temps limité, et comme j'ai déjà programmé la suite, je sais que j'ai très peu de temps. Donc je voulais te prévenir que tu seras em… »

Un bruit assourdissant l’interrompt, et en un clin d'œil, ma mère disparaît. L’ambiance devient menaçante, sombre, le silence devient pesant. J'inspecte l’endroit à nouveau, et vois qu’une rue est apparue. Deux magasins auparavant collés laissent à présent place à une ruelle. Je m’y engage, sans le vouloir. Mon corps fait des choses que je ne contrôle pas, et en avançant dans cette rue je suis rapidement parcourue de frissons. Au fur et à mesure que j'avance, je m'éloigne de ma mère, mon seul repère dans ce nouveau monde.

Un casque se matérialise sur mes oreilles. Je comprends, au son de sa chanteuse préférée, que ce n'est pas mon corps. Je comprends ses réactions et sentiments, mais ce ne sont pas les miens. Mes mouvements sont contrôlés, et mes sentiments se mélangent avec ceux de la personne que j’incarne. La ruelle semble se transformer en rue, et bientôt, je me retrouve à marcher sur un chemin pavé, luxueux, qui dégage une odeur de jasmin. Tout a coup, un homme qui vient de me dépasser se retourne et m’interpelle. Son visage me dit quelque chose. Je l'associe à un mauvais souvenir. Mais lequel ? L'homme est brun, les yeux marrons, un nez droit, une bouche fine, et est moyennement musclé. Je suis tout à coup capable d’enlever mon casque, pensant que l’homme veut un renseignement. Mais ses mots s'avèrent tout autres.


— Tu reviens du travail comme ça ?

— Euh…


Je baisse les yeux et prends une seconde pour me regarder. Je porte un débardeur blanc, un gilet et un jean. Rien de très professionnel. En voyant son regard, je prends soin d'insister sur mes mots.


— Non, du lycée.

— Eh bien t’es très belle…

— Euh… Merci ?


Je me fige. J’ai l’impression de ne rien contrôler, ni mes paroles, ni mes mouvements. Je réfléchis au ralenti, mais je sais que ne rien faire est dangereux.


— C’est quoi ton prénom ? Tu vis dans le coin ?

— Pandore, et non, je ne vis pas dans le coin, je vais à un rendez-vous…

Vas-y, donne lui le code de ton téléphone holographique, ta carte d’identité et ton code de carte bleue tant que t’y es...

— Ça te dérange que je t’y accompagne ?

Mes idées commencent à se remettre en place. Mais mes mots restent automatiques.

— Oui.

— Mais comment on fait pour se revoir ?

— On ne se revoit pas.


Il hausse les épaules, et se remet à marcher dans le sens inverse du mien. Je reprends ma route, mal à l'aise. Je m’arrête quelques pas plus loin, devant une boulangerie, pour reprendre mes esprits. J’essaie de calmer ma respiration. Je vérifie plusieurs fois que je ne suis pas suivie. Je n’arrive pas à savoir si son comportement était normal, si mes mots étaient trop durs…


Une voix dans ma tête résonne, semblable à celle de ma mère. Mais un léger bourdonnement m'indique que sa voix est enregistrée.


« Donc ça, c’est si cet homme accepte de te laisser tranquille ».


Je me retrouve soudainement quelques secondes plus tôt, en face de l’homme. Je dis ma phrase automatiquement, comme si je débarquais dans mon propre corps : « On ne se revoit pas ». Il met sa main sur mon bras. Je m'écarte vivement.


— Allez, je sais que t’as envie…

— Et le consentement, t’en fais quoi ?

— Ton décolleté l'exprime très bien.


Sa réponse me laisse bouche bée. Je ne sais pas quoi répliquer. Beaucoup de réponses arrivent à mon cerveau en même temps, et je suis trop longue à me décider. Il profite de ma confusion pour mettre sa main sur ma hanche. J’essaye de toutes mes forces de le frapper, mais mon corps refuse de bouger. Enfin, je parviens à reculer, et m'échappe en courant presque, paniquée.


« Sale pute ! »


Je sens un liquide chaud couler sur mes joues. Des larmes de peur. De colère. Je tâche de m’en remettre, de ne pas me retourner, mais j'entends soudain des pas lourds, pressants, et je ne peux m'empêcher de me retourner. L’homme, en colère, me rattrape. La terreur s’empare de moi, et m'immobilise. Et lorsque je sens une main sur mon épaule, je me retrouve à nouveau sur la place.


« Ça, c’est pire. Je ne te ferais pas vivre la situation qui ne s’arrête pas.Parce que, tu l’as compris, ce n'est pas la fin... Tu es ma fille, je ne veux pas te traumatiser, juste te rendre consciente des dangers environnants ».


— Pourquoi tu...

— Tu dois avoir beaucoup de questions, m'interrompt-elle, mais je ne suis qu’une partie de moi, celle qui appartient à cette lettre interactive. Je suis désolée… Si je t’ai montré ça, c’est pour que tu te rendes compte de l'importance de ma bataille quotidienne. Pourquoi c’est si capital de lutter pour pouvoir marcher tranquillement dans la rue. Pourquoi le droit à l’avortement – qu’ils nous ont enlevé – est fondamental. Tu ne t'en es jamais préoccupée. J’ai modifié la simulation pour que ça ne t'affecte pas trop. C’est dur, mais je veux que tu te battes pour nos droits, qui sont remis en question et prêts à être bafoués. Je veux que tu fasses ce qu’il te plaît, mais que tu continues à te battre pour nous, les femmes. Pour toi.

Son regard change brusquement, comme si la haine avait disparu et qu’elle se rappelait brusquement à qui cette simulation était destinée.


— Je t’aime.


Mes larmes coulent toutes seules. Je tremble… En colère contre ma mère, en colère contre moi-même pour m’être réveillée aussi tard. Des milliers, des millions de remarques, d'agressions, de viols. Des milliers, des millions de femmes dont la vie a été perturbée, saccagée… Mon esprit connaît ces informations, mais a toujours refusé de s’y attarder. C'était trop effrayant.


Ma mère a dû me supporter pendant des années, moi et mes moqueries sur sa cause. Une pointe de culpabilité surgissait toujours lorsque son regard se fixait sur moi, plein de déception et de tristesse. Je me rappelle de la fois où elle avait collé des affiches de prévention et qu’avec mes potes j’avais aidé à les déchirer dans un élan de colère puérile. À ce souvenir, tous les actes antiféministes que j’ai vu faire ou commis me reviennent en mémoire, et la culpabilité les accompagne, plus forte que jamais.


— Je t’aime aussi… je chuchote en réponse.


J’essaie d’intégrer les informations lorsqu'un souvenir remonte. Brutalement, douloureusement, je réalise. Elle ne peut avoir inséré qu'une situation vécue.

Je demandais parfois à voir les photos de mon père. Elle le faisait, sans affection. Elle avait deux photos. Une de face, une de profil, comme des photos judiciaires. Elle m'avait dit qu'il était acteur et qu'il jouait le rôle d'un prisonnier. Lorsque je demandais à regarder ses films, elle changeait toujours de sujet. Elle détournait les yeux quand je lui posais des questions, et je la détestais lorsqu'elle croisait les bras et regardais ailleurs, les yeux pleins de larmes. Pourquoi ne me disait-elle rien ? J'avais le droit de savoir…

Une énième larme que je retenais désespérément coule sur ma joue. Au moment où elle tombe et frappe le sol, je me réveille, ma couette par terre, dans un état second. J'ai l'impression de ne pas totalement être moi-même. J'ai une liste de choses à faire. Mon cerveau me les transmet, et je les effectue de façon automatique. Je me mets à faire des recherches sur le droit à l’avortement l’année de ma naissance.


L’article que je trouve s'intitule « Pour repeupler le pays, l’Assemblée nationale vote l’interdiction de l’avortement ». Une photo du Président accompagné de ses conseillers l'illustre. Il sourit, et serre la main de l'un d'eux. La composition du Conseil Législatif de Zêta, notre pays artificiel, presque entièrement composé de ses amis est particulièrement homogène : trois femmes, dont deux au visage fermé, une centaine d'hommes. Évidemment, le Conseil de l’Ellinika (le continent construit de toutes pièces auquel on appartient) avait ignoré l’affaire, malgré les tensions qui étaient palpables entre Zêta et Kappa à l’apparition de la loi.


J'ai ma réponse. Je sais ce qui est réellement arrivé. Et je commence à me sentir encore plus coupable en comprenant que ma mère a utilisé son argent pour m'élever plutôt que pour s'en remettre. Je me sens si coupable de quelque chose dont je ne suis pas responsable… J'ai besoin d'elle. J'ai besoin de ses conseils… Elle m’aurait remonté le moral en quelques minutes. Mais elle est partie. Toutes mes émotions se mélangent…



Je décide de retourner collecter ses affaires. Je sais que je ne retrouverais pas de puce, car comme elle le disait de façon si charmante : « ça coûte une blinde et on n'a pas l’argent », mais je veux respirer son odeur rassurante. Tout dans sa chambre me rassure. C'est là où je courais après un cauchemar. Là où je me réfugiais lorsqu'il y avait de l'orage. Là où on mangeait le repas du soir, lorsqu'elle était tellement mal qu'elle ne pouvait pas sortir de son lit.

Je commence à trier ses vêtements. Ils dégagent son parfum. En dépliant son chemisier, je découvre un journal. Il m'est destiné. En parcourant les pages, je retrouve le poème qu'elle me chantait lorsque j'étais enfant.

« Ce n'est qu'un grain de poussière,

Qui fait rouler les larmes sur tes joues.

Ce n'est qu'un grain de poussière…

Qui fait pleurer tes yeux doux. »

Sa voix était si douce... En réfléchissant, je l’entends chanter ces vers, qu’elle avait inventés pour moi. Quand je ne voulais pas lui faire de peine en pleurant, je lui disais que c’était la poussière. Elle faisait mine de me croire, pour ne pas me vexer.


Je parcours les pages, et la dernière me frappe : « J’espère que j’ai réussi à te protéger. Tout mon amour, Maman ».


Elle a réussi.


En fouillant un peu plus, au fond du placard, je trouve une boîte similaire à celle de la veille. Elle porte une étiquette avec écrit “preuve n°5”. La boîte est couverte de saletés, et je trouve une petite valise métallique remplie de documents papier, de téléphones, d’enregistrements… Je comprends rapidement qu’elle a tenté de porter plainte. Mais si cela est resté enfoui… Elle avait été rejetée. C’était avant que toutes les mentalités, que les valeurs féministes se dégradent, à l’époque où l’on soutenait les femmes. Je prends une grande inspiration pour m’encourager, et appuie sur le bouton de la boîte, et sens son picotement caractéristique. Je prends un somnifère, et vais me coucher.



Je suis sur une place, proche de celle de la veille. Ma mère devait vivre dans les environs. Elle m’avait dit qu’elle était serveuse dans plusieurs restaurants pour pouvoir payer l’implantation des connaissances des études de droit au niveau professionnel dans son cerveau. Ils avaient trouvé ça avec les puces dans le cerveau ; les écoles venaient d’être fermées et ma mère était déçue. Je ne contrôle encore une fois pas mon corps, mais je comprends les actions que j’effectue. Je commence à avoir peur à l’idée de découvrir tous les moments négatifs que ma mère a vécus. J’ai un téléphone digital dans la poche arrière, c’était donc il y a longtemps : les digitaux ont été interdits. Il vibre sans interruption. L'envie de le sortir de ma poche et savoir ce qu’il se passe prend le dessus. Je vois une multitude d’insultes. J’ouvre les réseaux, et remonte les derniers messages reçus, d’une violence inouïe, et finis par retrouver le plus vieux message. User4283 m’envoyait une capture d’écran. Son application, pour savoir s’il était cas contact d’un des virus l'avait localisé près de moi. L’application lui avait fourni toutes mes informations. Il avait alors mis cette capture sur les réseaux, accompagnée d’une histoire aberrante sur notre rencontre, que je reconnus grâce à certains détails, et avait feint d’oublier de cacher le nom, les réseaux et l’adresse de ma mère. Il avait publié un post où il avait écrit que ma mère voulait se reproduire avec lui, mais qu’elle s’était enfuie. Plusieurs personnes avaient mentionné le directeur du bureau international des femmes pour demander si porter plainte était utile. Certains avaient répondu qu’elle avait été « ramenée à la raison » par ce « héros », que ça ne servait à rien. Le directeur du bureau international des femmes ne s'est plus exprimé depuis. Mes doigts ouvrent la boîte mail. Le dernier mail avait déjà été lu, et affichait 7 comme nombre de lectures effectuées. Avant que je ne l’ouvre, j’en vois un autre, ou du moins son sujet, qui s’intitule « Pandore, votre grossesse a été enregistrée suite à votre test positif ! ».


Mes doigts décident d’ouvrir un message de la police de Zêta intitulé « Plainte refusée » à la place de celui sur la grossesse de ma mère. Le message de la police la menaçait de la condamner pour refus de repeupler la planète. Je remets le téléphone dans la poche arrière du pantalon que je portais, et m’assois sur le bord de la fontaine de la place. Lorsque je relève la tête, un message est affiché, dans l’air : « Un autre enfer commence ».

J’ouvre les yeux et enfouis ma tête dans l’oreiller. Je vais devoir me mettre à travailler, pour pouvoir partir illégalement dans des pays où les droits des femmes sont valides, et faire changer Zêta.



Par Gwladys LEVENEZ

Elève de 2nde au lycée Victor et Hélène Basch

Professeur référent : François Manson




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