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Médias d’influence : au-delà des concepts de hard, soft et smart Power de Joseph Nye






Lorsque quelqu’un souhaite divulguer des informations ou des idées, il se sert d’un média, c’est-à-dire une plate-forme servant d’intermédiaire entre un informateur et un informé. Celle-ci peut prendre des formes multiples : Internet, réseaux sociaux, télévision, presse physique ou dématérialisée... Tous les médias, sont, par essence, médias d’influence. La démarche qui pousse à informer et à défendre des idées ne trouve son sens que si l’informateur parvient à atteindre un public. Qu’elle soit écrite ou orale, la transmission de l’information met le récepteur de celle-ci dans un état de passivité, au sens où il n’a pas moyen d’objecter.



C’est précisément pour cela que les messages véhiculant des idées ou une grille de lecture d’un évènement sont particulièrement puissants, dans la mesure où ils s’appliquent à mettre en valeur un parti pris ou un raisonnement cohérent qui amène le lecteur ou l’auditeur à s’intéresser au sujet, se poser des questions, voire à adhérer au point de vue présenté. Les médias ont d’autant plus d’importance aujourd’hui que l’accélération de la mondialisation a amplement facilité la communication, nous vivons aujourd’hui dans un « village global » (pour reprendre McLuhan), et nous savons instantanément, grâce aux médias, ce qui se passe à l’autre bout de la planète ; la barrière de la langue elle-même semble avoir disparu avec l’avènement de l’anglais comme langue véhiculaire.




Des médias d’influence planétaire, voilà qui intéresse des acteurs majeurs du monde moderne : les États. Après un siècle de guerres déchirantes et de conflit par alliés interposés, en plein cœur d’une ère ou la destruction mutuelle est assurée si une nouvelle guerre à grande échelle venait à éclater compte tenu de l’existence d’arsenaux nucléaires, les États ne peuvent plus compter uniquement sur leur hard power, l’influence qu’ils peuvent exercer manu militari. C’est dans ce contexte que le soft power se développe de façon très importante. Ce concept recouvre les méthodes d’influence non-militaires et sont essentiellement politiques, sociales, économiques et culturelles et elles se développent intensément depuis l’accélération de la mondialisation.




Si les médias d’influence étatiques sont une forme de soft power, ce terme à lui seul ne suffit pas à recouper la diversité de ces médias, certains étant plus engagés que d’autres et défendant une ligne politique avec plus ou moins de véhémence. La station de radio publique française RFI (Radio France internationale) est un exemple de média d’influence français. Elle offre un point de vue de la France sur les grands événements du monde et diffuse du contenu concernant la France et sa culture en quinze langues différentes sur tous les continents. L’objectif est double : pérenniser l’influence française au sein de ses anciennes colonies en promouvant la Francophonie (c’est-à-dire le fait de parler français et/ou de ressentir une appartenance à la culture française), ainsi qu’accroître l’influence française dans les régions du monde non-francophones en leur offrant un regard extérieur sur l’actualité et en en faisant découvrir la culture.




Rfi bénéficie cependant d’une certaine indépendance par rapport au gouvernement, grâce à des institutions telles que les autorités de régulation des médias et à sa séparation du groupe Radio France depuis 1986. En conséquence, la radio ne bénéficie pas d’un agenda politique précis et n’est pas tenue de défendre une ligne éditoriale particulière. Ainsi, le contenu qu’elle émet n’est généralement pas engagé et n’a pas de but politique « direct » mais plutôt « indirect » au sens où elle sert les intérêts de l’État et non ceux du gouvernement, qui sont deux entités distinctes dont les intérêts ne coïncident donc pas nécessairement.




En revanche, les médias d’influence dits de « propagande » sont ceux qui dépendent intégralement de leur gouvernement et ne disposent d’aucune marge de manœuvre. Ils ont un objectif politique « direct », celui de glorifier le gouvernement ainsi que l’État qui les contrôle. Si ces médias communiquent également en plusieurs langues afin de pouvoir être lus par le plus grand nombre ; généralement portés par un nationalisme en faveur de leur pays d’origine, ils adoptent en général un point de vue bien plus critique sur les États où ils s’implantent et n’hésitent pas à en pointer du doigt les défauts. Cela paraît contre-productif. Comment pourrait-on s’attendre à convaincre son lecteur en s’attaquant à son pays par le biais d’un point de vue extérieur, a priori moins au fait de la situation ? Ces médias sortent complètement de la dynamique du soft power : il n’est plus seulement question de présenter l’État diffuseur sous un bon jour, mais également de présenter aux citoyens de l’État récepteur leur propre État sous un mauvais jour. Cela est rendu possible par le biais de mécanismes rhétoriques s’appuyant sur leur statut de représentant d’un État extérieur : « Nous vous révélons ce que votre gouvernement ne vous dit pas. »



C’est ainsi que, par exemple, fin février 2022, le média du gouvernement russe RT « RT France » soutenait l’intervention militaire du président Vladimir Poutine en appuyant et justifiant la déclaration de ce dernier de « dénazifier l’Ukraine ». Cette version a été unanimement condamnée par les médias occidentaux. Il y a eu une véritable bataille « par médias interposés » pour convaincre l’opinion publique. L’enjeu est de taille : convaincre l’opinion publique permet d’exercer des pressions sur le gouvernement. Exercer des pressions sur le gouvernement peut le contraindre à prendre des mesures allant dans le sens du média responsable de ces pressions. Illustrons cela en continuons de prendre l’exemple de la Russie, en raison de la puissance de ses médias d’influence. Un grand théâtre de la guerre de l’information est l’Afrique de l’Ouest francophone. Si la France combat au Sahel depuis 2013 à travers les opérations Serval puis Barkhane afin d’endiguer la menace jihadiste, celle-ci doit faire face à la présence grandissante de la double influence russe dans la région, qui est militaire (mercenaires du groupe Wagner) et médiatique (partage massif d’informations sur les réseaux sociaux décrédibilisant la France).




Conséquences ? Le Mali a fait expulser les forces françaises qui y étaient stationnées dans le cadre de l’opération Barkhane, le nouveau premier ministre burkinabè De Tembela a affirmé sa proximité avec le Kremlin, et la guerre de l’information fait rage entre autres au Tchad et au Niger. En définitive, l’objectif de ces médias est de déstabiliser, désunir et d’utiliser le chaos résultant pour prospérer en affirmant l’État diffuseur comme l’alternative. Ce n’est pas du hard power car il n’y a pas d’intervention militaire. Ce n’est pas du simple soft power car la priorité n’est pas de flatter ou de mettre en valeur sa culture. Ce n’est pas du smart power car la combinaison de ces deux formes d’influence ne permettent pas ce que les médias de propagande permettent, à savoir retourner les citoyens d’un État les uns contre les autres.



C’est quelque chose de plus insidieux, permettant de planter des idées dans l’esprit de l’hôte. L’efficacité est d’autant plus redoutable qu’elle s’appuie sur des biais cognitifs tels que le biais de confirmation (nous allons avoir tendance à accorder davantage de crédibilité aux informations en accord avec nos idées) et le fait que les algorithmes des réseaux sociaux ont tendance à enfermer les gens dans des cercles avec des gens et organismes qui pensent la même chose qu’eux (afin de jouer sur le biais de confirmation et d’occuper la personne avec le réseau social le plus longtemps possible). L’information n’a pas à être vraie. Nous recevons tellement d’informations aujourd’hui, impossible de tout vérifier. Alors si l’information nous paraît vraisemblable, si elle confirme ce qu’on pense, si elle flatte notre égo à cette époque où les désirs de reconnaissance et d’attention n’ont jamais été aussi puissants et accessibles, pourquoi naviguer à contre-courant ? Laissons-nous porter.



C’est un système conjointement psychologique et technologique qui fait de ces médias les architectes de la vérité, car ils transforment de simples doutes en certitudes absolues, la plupart du temps afin de définir un « ami » et un « ennemi », le « héros » et le « méchant », le « bien » et le « mal ». Plus besoin de nuancer. Plus besoin de réfléchir. Plus besoin de chercher à comprendre, à comprendre autrui, à se comprendre. Brainwashing power.

Par Paul-Adrien ALVES




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