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Notre Univers



Texte proposé dans le cadre du concours de nouvelles du festival littéraire l'Ouest Hurlant


Je regarde le monde d'en haut. Ce monde que j'ai créé. Ce monde factice, irréel, virtuel. J'ai conscience d'être enfermée dans mon propre subconscient, reliée grâce aux technologies du 22e siècle. Ma génération baigne dans ce lot d'innovations, toutes plus révolutionnaires les unes que les autres, mais l ' « U-niverse » est celle qui a littéralement changé notre manière de vivre.


Jusqu'à ce qu'un jour, le contact soit coupé.


"Fio ! », appelle une voix lointaine. Je suis en train de regarder les constellations du ciel que j'ai inventées. Je peux les toucher, les mélanger, fondre ma main dedans. J'y plongerais bien une seconde fois, mais maman m'appelle. Je ne sais pas depuis combien de temps elle le fait, je vais donc devoir mettre toute mon énergie pour revenir au plus vite, afin de ne pas trop la faire attendre. C'est un des problèmes liés à ce fabuleux système, critiqué par les générations précédentes : il est de plus en plus dur de revenir à la réalité. Pourtant, à part quelques avertissements, il n'y a aucune restriction. Après tout, tout le monde s'en sert et ce sont des professionnels qui ont créé ce dispositif, ils savent ce qu'ils font. Je ferme les yeux et me concentre. Je me visualise dans mon lit, bougeant peu à peu les doigts de la main droite, levant mon avant-bras, puis mon bras, jusqu'à l'électrode implantée sur ma tempe. Je n'ai plus qu'à presser le bouton central et à ouvrir les yeux. Une fois. Deux fois. Je me concentre, la troisième est toujours la bonne.


Enfin, je prends une grande bouffée d'air, comme après avoir manqué d'oxygène trop longtemps. J'émerge peu à peu, mais la réalité est bien moins belle que le rêve. Ma chambre, sur Terre, est blanche, et sans rapport avec moi. Ce pourrait bien être celle d'une autre. Je prends le temps de respirer, de réveiller mon corps. Cela m'est nécessaire, car je ne pourrais pas me lever sans cette préparation. Je fais basculer mon poids vers le bord de mon lit, me relève, puis me réceptionne sur les pieds. Une tentative de remise en place de "l'enveloppe" comme j'aime bien l'appeler, et me voilà déjà par terre. Mes genoux ont flanché, ils n'étaient pas prêts, comme à chaque fois maintenant. Heureusement, je tombe tête la première sur la surface rembourrée et moelleuse, faisant craquer toute ma colonne vertébrale. Il faut dire aussi que pour le peu de fois où je me déplace, mes muscles ne sont pas très développés. Je me relève doucement et je pars faire la première étape me permettant de garder mon corps en vie, c'est-à-dire boire et manger. L'endroit où nous vivons, ma mère et moi, est petit, mais banal pour notre époque : il y a deux chambres pouvant accueillir un lit et l'espace nécessaire pour marcher, ainsi qu'une petite cuisine et une salle de bain, comprenant douche et WC. À notre époque, c'est bien suffisant, puisque tout le monde passe 95 % de son temps dans l'autre monde.


"Bonjour ma chérie. Tu as vu ton père aujourd'hui ?", demande ma mère en sortant de la salle de bain. Brune, petite et maigre, comme la plupart des humains à présent. Je l'aime tellement. Je suis bien contente de pouvoir rester avec elle, physiquement. L'autre monde me permet de prendre mon indépendance, mais je peux malgré tout la voir un peu dans la journée, lors de nos réveils.


"Oui, je l'ai vu ce matin. Il te passe le bonjour.", répondis-je. "Bon, j'y retourne chérie, n'hésite pas à passer si tu as le temps !". Je la vis entrer dans sa chambre, s'allonger...

Je continue ma routine en exécutant les étapes deux et trois pour que mon corps vive, c'est-à-dire que je vais faire un tour aux toilettes, puis je vais me laver pour garder une certaine hygiène, comme on nous l'a appris afin que cela soit automatique et que l'on ne les oublie pas, puis je retourne dans ma chambre. Je change mon pyjama, le même, mais propre, et m'allonge sur le matelas. Le tissu se froisse, j'ai le bout des pieds glacés. J'attrape l'électrode, posée sur le générateur relié à l'alimentation central faisant fonctionner U-niverse, et liant mon subconscient à ceux du monde entier actuellement transposer dans cet univers. Je la pose sur ma tempe, une légère aspiration se fait sentir, comme si elle était aimantée à ma peau. J'appuie quelques secondes sur le bouton en son centre, puis j'abaisse mon bras. Je fixe le plafond blanc. Je ferme les yeux. Je visualise un endroit.


Je les rouvre. Je suis légère comme une plume. C'est moi qui veux ça. Je bondis et lévite quelque temps. Ma chambre ici est merveilleuse. Le plafond transparent, en mouvement, donne l'impression d'être sous la mer. Les rayons du soleil artificiel filtrent à travers cette illusion. Ici, tout n'est qu’une mascarade, mais c'est tellement réel qu'on y pense plus. L'endroit où je vis est en plein centre-ville d'une imitation de New-York, avec ses gratte-ciels et son animation habituelle. Je suis dans un de ces immeubles, constitués de milliers d'espaces comme ma chambre, sauf que chacun l'imagine comme il le souhaite. Ici, nous sommes notre propre limite. À part quelques règles de vie en communauté, tout est possible, et c'est merveilleux.


Je me dirige vers le portail, ovale et d'apparence liquide. Je sais où je veux aller. Je le traverse. Ma journée commence par un vol au-dessus du Pays Imaginaire, imaginé et accessible uniquement par ma personne, car moi seule sait où je l'ai créé, et ce monde en constante expansion nous permet d'en inventer autant que l'on désire, ainsi que les déposer où l'on souhaite. Des millions d’hommes, considérés comme "officiels", nous permettent de nous rendre partout dans cet univers, en constante expansion. Lorsque j'étais plus jeune, j'adorais regarder en projection le film « Peter Pan », et je m'amusais à m'envoler tout comme lui jusqu'à la Big Ben irréelle, c'est pourquoi je l'ai recréé ici.


Comme je n'ai pas de cours aujourd'hui, j'en profite pour prendre du temps pour moi et changer mon apparence. Je modifie mes cheveux roux et courts en une longue crinière dorée. J'agrandis un peu ma bouche, affine mon nez, allonge ma taille. Cela me représente bien, je me trouve superbe ! Ici il n'y a qu'une chose que l'on ne peut pas modifier chez nous : ce sont nos yeux. Les miens sont naturellement vert clair, tout comme dans la réalité.

Dans la rue, des projections expliquent que la prochaine mise à jour aura lieu demain à minuit, et quelles seront les nouveautés. Je n'y fais pas attention et je pars passer mon après-midi dans un grand parc fleuri, imitant le parc floral d'Ashikaga, originellement au Japon. Mes amis du lycée me rejoignent. On flâne pendant des heures, sous les rayons du soleil. Ceux-ci ne nous réchauffent pas, comme apparemment dans le vrai monde. D'ailleurs, je ne sais pas vraiment ce que veut dire ce terme, car quelques années après ma naissance, j'ai directement été élevée dans le U-niverse, comme toute ma génération et la plupart des personnes appartenant à la précédente. Cela dépend des parents, mais on attend en général qu'un enfant ait environ trois ans pour le connecter la toute première fois à ce monde, pour des raisons de communication. C'est pour cette raison que personne n'a de souvenirs du monde d’avant, car le corps réel ne possède pas une mémoire pouvant enregistrer tous nos souvenirs sur de nombreuses années, contrairement à nos capacités mémorielles, lorsque nous sommes dans l'Irréel. C'est un peu terrifiant de se réveiller sur Terre et d’être frappée d’amnésie passagère, mais on recouvre l'entièreté de nos souvenirs lors de notre retour.


Je retrouve ma mère en fin d'après-midi dans sa chambre, située dans une ville imitant Milan. La vue y est magnifique, car on peut apercevoir la mer aux reflets arc-en-ciel en contrebas. Comme souvent, nous discutons et plaisantons de longues heures. Puis, vint l'heure pour moi de partir.


"Je t'aime maman, à demain !", lui dis-je, en la serrant dans mes bras.

"Je t'aime Fio, bonne nuit.", me répond-elle, en me voyant traverser le portail.


J'atterris de nouveau dans ma chambre. En une pensée, je suis dans une tenue plus confortable et je pars m'allonger dans le nuage qui me sert de lit. Je me renseigne finalement sur cette fameuse mise à jour dont tout le monde parle, puisque mes amis n'ont eu que ce mot-là à la bouche. Je me rends sur l'Internet du Système et découvre que les prochaines fonctionnalités nous permettrons normalement de ressentir moins d'effet de fatigue lors de notre renvoi dans le Réel. De plus, nous pourrions tous donner l'illusion à la partie de notre cerveau contrôlant la faim et la soif que nous sommes rassasiés. Nous n'aurions donc plus qu'à sortir du U-niverse tous les deux jours environ. J'ai hâte de voir ça ! Il est encore tôt, mais je préfère me reposer pour me lever de bonne heure demain. Bien que moins nécessaire sur Terre, notre cerveau qui nous permet d'être projeté ici doit se reposer au moins quelques heures. Par habitude, en pensant à ma journée passée, je sombre dans un lourd sommeil faussé.


Une douleur sans nom, traverse mon crâne, me réveille. J'essaye d'ouvrir les yeux, de bouger mon corps, sans succès. J'ai même du mal à penser, mais au bout de quelques minutes, il me semble, je parviens à distinguer des nuances. Un plafond blanc, à peine éclairé par une lumière tamisée, m'apparaît alors. Je suis de nouveau dans ma chambre, sur Terre. Pourtant, je n'ai rien fait pour, au contraire. Il est impossible de passer de l'Irréel au Réel en dormant, puisque nous ne pensons plus, nous ne rêvons pas, contrairement aux générations d'avant, car notre subconscient met déjà en place l'illusion qu'est le U-niverse sous nos yeux. Je ne comprends pas ce qu'il se passe, et j'ai mal, terriblement. Mon corps est parcouru de frissons, et je me sens courbaturée des pieds à la tête. Le premier mouvement m'arrache un cri muet, étant donné que mes cordes vocales sont peu utilisées. Il me faut un peu de temps pour les chauffées et appeler ma mère à l'aide. Mais personne ne vient.


Au bout d'une trentaine de minutes, qui me semblent une éternité, je me relève du mieux que je peux. Mon corps me fait souffrir le martyr. L'effort étant trop intense, je tombe encore une fois par terre, me faisant pleurer de douleur sous le choc. C'est là que je m'aperçois que l'électrode implantée sur mon front s'était décrochée. Je n'y pense plus et me traîne jusqu'à la chambre de ma mère, ce qui m'essouffle considérablement. Je l'aperçois du sol, son corps tranquillement endormi. Je hurle de toute la force qu'il me reste, mais elle ne se réveille pas. Normalement, lorsque nous sommes dans l'autre monde, nous entendons en écho, comme des sons lointains, tous les bruits provenant jusqu'aux oreilles de notre corps originel. Heureusement, nous sommes peu de fois dérangés, car nos habitations sont très bien insonorisées. Je hisse ma main jusqu'à son bras pendant, le secoue, le griffe, le pince... Il n'y a rien à faire, elle ne se réveille pas. C'est bien la première fois que ça arrive ! J'entrevois son électrode, bien agrippée à sa tempe, clignotant doucement de façon régulière, comme d'habitude. La douleur, loin de s'être atténuée, continue de me lancer lorsque je retourne dans ma chambre. Mes forces commencent réellement à me quitter, mais avec persévérance, je pariviens à me hisser sur mon lit. J'attrape mon électrode, malgré tout mon corps tremblant dû à l'effort. Si je retourne dans le U-niverse, je n'aurais plus mal, et je pourrais demander de l'aide à ma mère. Je la dépose sur ma tempe. Je la sens glisser sur le côté de ma tête, laissant une petite traînée froide, me faisant me crisper de surprise et de peur. Ce genre de situation ne m'est absolument jamais arrivé, ni même à personne d'autre. Je garde espoir et la colle à ma tempe. J'appuie de toutes mes forces, comme pour l'encrée en moi, mais rien n'y fait, et elle retombe en même temps que ma main impuissante. Je ne sais plus quoi faire. Sous le coup de mes émotions et de ma panique, la douleur devient insupportable, et je m'évanouis.


En émergeant de nouveau, je n'ai presque plus mal. Ma vision est redevenue claire et mes pensées sont cohérentes. Je me lève, mon corps doit s'être réhabitué à être conscient sur Terre. Je titube, mais je cours vers la chambre de ma mère. Je l'appelle, la secoue, rien n'y fait. Retirer l'électrode de quelqu'un est absolument interdit, cela pourrait faire disjoncter le cerveau de la personne reliée. Je ne sais plus quoi faire. J'attends des heures à son chevet en l'appelant, en pleurant, mais ne parvînt pas à la faire émerger. Sa poitrine se soulève et s'abaisse normalement, elle ne se réveille tout simplement pas.


J'ai besoin d'aide. Il faut que je trouve quelqu'un ou quelque chose, à l'extérieur. Moi qui n'y ait jamais mis un pied, j'ai peur, mais pas plus que pour moi ou ma mère, alors je me mets à chercher la clé verrouillant la sortie de notre appartement. Il n'y a aucune fenêtre, et les grilles d'aération sont minuscules. Seule la boîte permettant de nous fournir des produits nous relie à l'extérieur. Je la trouve finalement sous l'oreiller de ma mère. Je l'embrasse sur le front, puis me dirige vers la sortie. Je glisse la clé dans la serrure, tourne, et un déclic se fait entendre. La porte n'ayant pas bougé depuis des années, celle-ci se bloque et grince quand je finis enfin de la décoincer. Une lumière orangée s'engouffre dans la pièce, éclairant également la chambre de ma mère, à quelques mètres. Mes yeux sont comme brûlés, en quelques secondes fulgurantes, et je les cache pour me protéger et atténuer la douleur. Après de longues minutes, je les rouvre peu à peu. Je passe le pas de la porte, et ce que je vois, entends, sens et touche est bien plus beau que tout ce que j'aurais pu imaginer : le soleil levant, rougeoyant sur la Terre entière, me fait face. La nature a repris ses droits. Les oiseaux chantent et célèbrent un nouveau jour sur cette planète. Le vent caresse les feuilles des arbres, s'étendant à des hauteurs astronomiques, et me fait parvenir des odeurs exotiques, sucrées, qui stimulent et mettent en émoi tout mon être. Je m'avance, pied nu sur les plantes qui recouvrent toute la terre disponible à perte de vue, et comprend enfin cette sensation que je n'ai jamais goûtée : ma peau tiède tirant vers le froid ressent pour la première fois la chaleur de l'astre bouillonnant. Mes poils se hérissent sur tout mon corps, mes muscles se tendent, j'ouvre grand les yeux, ébahis. Je remarque alors que l'endroit où je vis, un appartement plain-pied, banal, est reproduit des milliers, voire des millions de fois, de part et d'autre de mon environnement. La nature rajoute cette touche d'originalité, s'étendant là où elle le souhaite. Tout autour de moi, des jeunes gens, ayant environ le même âge que moi, sortent également de chez eux. Personne ne parle, personne ne crie. Tous, une fois sortis de leur bulle, sont subjugués par la beauté du monde.



Par Célia CAILLET





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